Pour vos prévisions, êtes-vous plutôt renard ou hérisson ?
La liste des erreurs de prévisions dans le monde économique et financier s’étoffe quotidiennement. En mai dernier, la puissante banque centrale d’Angleterre a publiquement admis que « de grandes leçons étaient à apprendre » de l’échec à modéliser l’inflation et sa persistance (graphique 1). Ce qui n’est pas anodin dans la quête de crédibilité d’une banque centrale. Et que penser des prévisions du consensus sur la croissance nominale annuelle en Europe qui bon an mal an s’approchent des +8/+10 % en moyenne depuis 15 ans alors que la réalité (en fin d’année) est comprise entre 0 et 1 %. Ces prévisions, souvent présentées avec une précision qui dépasse de loin leur vraie fiabilité, peut donner aux investisseurs un faux sentiment de sécurité et biaiser l’allocation du capital. Toujours en mai dernier, le consensus d’analystes financiers couvrant Nvidia a relevé ses prévisions de revenus de près de 50 % (de $7Mds à $11Mds…) et de bénéfices de près de 100 % pour le trimestre en cours ! La « sagesse des foules », représentée par un échantillon de 57 bureaux de recherche couvrant les faits et gestes de cette « méga cap », a massivement sous-estimé ce « home run »… Comme le résumait si bien Yogi Berra : « it’s tough to make predictions, especially about the future ». Et l’on enfoncerait bien volontiers cette porte ouverte en ajoutant que plus l’horizon de temps s’allonge et plus la prévision dévie du réel, alors même que l’investissement en actions est basé sur le développement des fondamentaux à long terme des entreprises.
Graphique 1 : Ecarts entre les projections et les chiffres réels de l’inflation par BoE
Source : Berenberg, AF Alias, Breakingview, Juin 2023
Graphique 2 : Attentes de croissance bénéficiaire nominale en début d’année en Europe
Source : Bernstein, MSCI, IBES (18/01/2023)
Que disent certains travaux de recherche sur le sujet des prévisions ?
Si l’on axe notre champ aux estimations sur les entreprises cotées en bourse, de nombreuses études se sont penchées sur la précision et la fiabilité des prévisions des analystes financiers. Ces études soulignent que bien que celles-ci peuvent offrir des informations utiles, elles sont loin d’être infaillibles et peuvent être affectées par une série de facteurs, allant de l’expérience de l’analyste aux politiques de transparence des entreprises. Ces propos transparaissent dans ces 3 papiers :
- Gong, Louis, et Sun (2008, Analysts’ Forecast Accuracy and Corporate Policies) : cette recherche indique que les communications des entreprises peuvent influencer les prévisions des analystes et leur exactitude. En pratique, la prévision du consensus d’analystes diffère peu de la guidance émise par l’entreprise ;
- Almeida et Gaspar (2020, Accuracy of European Stock Target Prices) : une des principales conclusions est d’observer que l’objectif de cours défini par les analystes financiers sell-side à 12 mois entre 2004 et 2019 sur les 50 premières capitalisations européennes n’ont pas eu de valeur prédictive dans l’orientation future du cours de bourse ;
- De Silva et Thesmar (2023, Noise in Expectations) : les prévisions peuvent varier selon l’information disponible et sélectionnée, les biais cognitifs (dont certains peuvent être corrigés) et l’impact du bruit dans les attentes (ou fluctuations aléatoires des prévisions).
Graphique 3 : Facteurs pouvant influencer les prévisions d’analystes
Source : The financial analyst forecasting literature, Ramnath, Rock et Shane (2008)
Comme le rappelle ce graphique, les prévisions sont basées sur une multitude de variables et d’hypothèses, par nature imprévisibles et pouvant muter à tout moment. Une crise économique inattendue, une guerre ou une catastrophe naturelle changent radicalement la donne comme nous l’avons constaté ces dernières années (Covid, Russie-Ukraine, etc..).
De plus, la crédibilité des prévisions dépend largement de qui les établit et comment, sans oublier les biais cognitifs communément cités :
- Biais de confirmation : c’est la tendance à privilégier les informations qui confirment nos propres croyances, tout en ignorant ou minimisant les informations qui les contredisent. Par exemple, un investisseur pourrait prêter plus d’attention aux nouvelles positives sur une entreprise dans laquelle il a investi, tout en négligeant les nouvelles négatives ;
- Excès de confiance : certains investisseurs peuvent avoir une confiance excessive dans leurs propres capacités de prévision, les amenant à prendre des risques excessifs ou à négliger les signaux d’alerte ;
- Ancrage : c’est la tendance à s’accrocher à une valeur ou à une information spécifique lors de la prise de décisions, même si celle-ci n’est plus pertinente ;
- L’effet de récence : les investisseurs peuvent accorder trop d’importance aux événements récents et extrapoler ces tendances récentes dans le futur.
Tous ces biais peuvent ainsi impacter négativement la qualité des estimations, et donc les informations à intégrer dans les décisions d’investissement. C’est en somme ce qu’écrivait le professeur Elroy Dimson : « le risque signifie que plus de choses peuvent arriver que ce qui va arriver ».
Comment minimiser ce risque d’erreurs ?
Dans leur livre, Superforecasting: the art and science of prediction, Tetlock et Gardner ont identifié des “super prévisionnistes”, des individus surdoués pour prévoir l’avenir. Les auteurs donnent quelques clés, ou pistes à explorer pour développer cette compétence telles que :
- Les probabilités : il est important de raisonner en termes de probabilités plutôt qu’en termes d’absolus. Les super prévisionnistes évitent de faire des prédictions catégoriques et s’efforcent plutôt d’évaluer une fourchette de possibilités et de leur attribuer des probabilités ;
- Mise à jour : les prévisions, comme l’économie, ne sont pas statiques. Il faut constamment mettre à jour les prévisions à mesure que de nouvelles informations sont disponibles. C’est le principe de Bayes selon lequel chaque nouvelle information est utilisée pour mettre à jour les prévisions précédentes ;
- Esprit critique : il faut être ouvert à de nouvelles idées, prêt à changer d’opinion, et rechercher activement les informations qui pourraient contredire les croyances actuelles. Autrement dit, être capable d’entendre des opinions divergentes et les utiliser pour affiner les prévisions.
Les auteurs soulignent que ces techniques requièrent de la pratique, de la patience et une bonne dose d’humilité.
L’intelligence artificielle générative accessible à tous depuis quelques mois va-t-elle nous sauver ?
Il aurait été difficile de ne pas mentionner l’éléphant dans la pièce, à savoir l’IA générative. Un récent papier de Lopez-Lira et Tang1 traite d’un sujet probablement plus simple mais qui laisse entrevoir le champ des possibles. Les auteurs ont examiné le potentiel de ChatGPT et d’autres LLM (Large Language Models) dans la prédiction de rendements boursiers en utilisant les nuances de langage ou les analyses de sentiment à partir du texte écrit dans des articles, communiqués de presse, publications liées à des entreprises cotées en bourse. Après analyse, l’outil décide d’acheter ou vendre des actions, avec une fréquence quotidienne. L’exercice diffère ainsi quelque peu par rapport à l’établissement de grandeurs chiffrées futures, mais le but (acte d’achat et/ou vente) est similaire à celui de l’investissement. Et dans cet exercice, la version la plus aboutie de ChatGPT, la 4, affiche une efficacité probante si l’on se réfère au graphique ci-dessous.
Graphique 4 : Rendements cumulés de diverses stratégies basées sur des décisions de ChatGPT4
(hors coûts de transaction)
Source : Can ChatGPT Forecast Stock Price Movements? Return Predictability and Large Language Models, Lopez-Lira et Tang, mai 2023
La ligne bleue nuit, celle affichant les meilleurs rendements, correspond à un portefeuille équipondéré qui achète les titres publiant des nouvelles positives et vend les titres dont les publications sont négatives. Précisons que les rendements dégagés restent théoriques car le rendement n’intègre pas les frais de transaction, ni l’impact des exécutions (achats ou ventes) sur l’équilibre du marché. Nul doute que ces outils vont s’étendre et s’enrichir de nouvelles données pouvant aboutir cette fois à fiabiliser des prédictions… chiffrées.
Renard ou hérisson ?
En se projetant deux mille ans, le poète grec ancien Archiloque déclara : “Le renard sait beaucoup de choses, mais le hérisson sait une grande chose”. Cette parabole fut reprise par le philosophe du 20ème siècle Isaiah Berlin pour distinguer deux types de penseurs, le renard et le hérisson, concept pouvant être appliqué à divers domaines, y compris les prévisions financières et économiques. Selon cette parabole, les renards sont ceux qui savent beaucoup de choses, c’est-à-dire qui tirent des informations de diverses sources et utilisent une variété de stratégies pour comprendre le monde. Les hérissons, en revanche, savent une chose profonde, c’est-à-dire qu’ils ont une idée maîtresse ou une vision unificatrice qui guide leur compréhension du monde.
Dans le livre des super-prévisionnistes, Tetlock et Gardner tendent à suggérer que les “renards” sont généralement de meilleurs prévisionnistes car ils sont plus ouverts à l’incertitude, plus prêts à ajuster leurs croyances en réponse aux nouvelles informations, et moins enclins à tomber dans le piège de l’excès de confiance. Cependant, la distinction entre les renards et les hérissons n’est pas toujours claire et que de nombreux prévisionnistes peuvent avoir des caractéristiques des deux.
Cette conceptualisation du renard et du hérisson peut également être appliquée aux investisseurs utilisant (ou pas) des prévisions. Un renard pourrait être George Soros qui, connu pour son “principe de réflexivité”, est souvent prêt à remettre en question ses hypothèses et à adapter sa stratégie en conséquence. Ou Ray Dalio, fondateur de Bridgewater Associates et célèbre pour son approche holistique de l’investissement, qui englobe diverses classes d’actifs, de multiples stratégies, et une application systématique de règles et d’algorithmes. Voire, Jim Simons, le mathématicien et fondateur du fonds Renaissance Technologies qui utilise une variété d’approches quantitatives complexes pour tirer parti des anomalies de marché.
A contrario, les légendaires associés de Berkshire Hathaway, Warren Buffett et Charlie Munger, sont généralement considérés comme des hérissons. Tous deux adhèrent à la philosophie d’investissement de la “valeur” (value investing) et ont mis l’accent sur la qualité et la compréhension des fondamentaux des entreprises et la valeur intrinsèque lors de la prise de décisions d’investissement.
Si le marché boursier peut être impacté par les prévisions, il est important de noter qu’il est également influençable par les comportements des investisseurs. Leurs agissements peuvent s’avérer imprévisibles car dictés par la peur et l’avidité, ayant pour conséquence de faire diverger les prix des actifs de leur valeur fondamentale. Si bien que la « bonne » prévision n’est pas nécessairement synonyme de « bonne » décision, ni de « bonne » réaction du cours de bourse. Et puis, s’il est important d’améliorer son profil renard ou hérisson, il ne faudra pas négliger de distinguer cette compétence… de la chance2.
Sources
1 Lopez-Lira et Tang (Can ChatGPT Forecast Stock Price Movements? Return Predictability and Large Language Models, mai 2023)
2 Michael Mauboussin : « Untangling Skill and Luck in Business, Sports, and Investing »
Richelieu Gestion | Focus • Juin 2023
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